JADIS

Jadis je crois
Les ombres ont gagné
Le cœur défait
Les sels d’argent absentés
Ont banni
La chimie anodine.
L’eau est montée
Sur les rives
les yeux plissés
J’ai oublié.
Le sourire des absents,
les sons de vos voix
Et la langue qu’on parlait.

Les visages abîmés
résistent à leur sort.
L’encre noire sur nos mains
révèle vos images
échouées.
Que reste-t-il ?

Alexandrie mars 2022

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Il y a six ans Basile Behna m’a invité à découvrir son héritage. Créé par son père et son oncle, Behna films a été l’un des acteurs majeurs du cinéma égyptien entre les années 30 et 60. Ils produisent les premiers films parlants en langue arabe, la première comédie musicale, le premier dessin animé et distribuent leurs productions dans le monde entier.
Au début des années 60, la société est nationalisée. Ce n’est qu’au début des années 2000 que Basile et sa sœur Marie-Claude entament des procédures judiciaires pour récupérer leur héritage familial. Les documents, photos, scénarios et autres affiches de films allaient être jetés. Basile gagne les procès, récupère tous les documents et les stocke à la Wekalet dans les anciens bureaux de la société de la place Mancheya d’Alexandrie. Je découvre le lieu en 2016, alors en résidence à l’Institut français d’Alexandrie. Très vite, je suis fasciné par ces bureaux semblant hors du temps. L’endroit cristallise à lui seul toutes mes préoccupations artistiques. Il révèle comment la mémoire d’un lieu, d’une époque, résiste au danger du temps, au trépas qui semble les avoir condamnés. Je tombe sous le charme de la matière de ces images fragiles issues d’une histoire et d’une époque qui me sont étrangères. J’y réalise la vidéo Avant que j’oublie, une déambulation dans les bureaux où les figures d’anciens films produits par Behna viennent se mouvoir telles des âmes errantes.
Six ans plus tard, je redécouvre le lieu au cours de cette résidence de cinq semaines. Tout a changé. Un travail de sauvegarde des archives a commencé depuis plus d'un an. Des volontaires trient, nettoient et numérisent les documents et photos accumulées par Basile. Je suis fasciné par ces femmes et ces hommes qui s’acharnent à faire ressusciter ces images. J’ai la sensation qu’ils sont comme des explorateurs qui chercheraient à faire ressortir à la surface des images immergées au fond des océans. L’eau devient alors un motif qui s’impose dans ces nouvelles créations.
Ce travail m’inspire un profond respect et se retrouvent au cœur de la vidéo documentaire Les sels d’argent. Montrée ici en deux parties, la première vidéo rend compte du travail des volontaires qui tentent de faire découvrir par leur patience un patrimoine unique dans le but de s’offrir au plus grand nombre. La deuxième partie est consacrée à un entretien réalisé avec Basile Behna. Le travail de ce film se poursuivra après la résidence.
Durant ces cinq semaines, je tombe sous le charme des tampons publicitaires utilisés par Behna pour fabriquer les programmes de présentation des films dans les cinémas égyptiens. Ces plaques de métal gravées, non imprimées depuis des décennies, reprennent vie dans la fragilité de leurs nouveaux tirages dans la vidéo Tu me diras ce que tu as vu… Mêlés à un texte écrit en 2016, après ma première rencontre avec Basile Behna, les personnages se retrouvent séparés de leurs décors comme submergés par les aléas provoqués par la montée des eaux. La mer présente aussi dans la vidéo Abysse, un flow de portraits issus des affiches des films distribués par Behna. Les yeux en mouvement ces visages tentent de nous interpeller sur leur sort comme dans les peintures lorsqu’on a la sensation d’être suivie par le regard des personnages. L’exposition Jadis explore ce travail et rend hommage à une période passée comme pour nous alerter sur la fragilité de notre mémoire. Elle est aussi une invitation à la réflexion sur l’histoire et sa nécessaire préservation.​​​​​​​